Arrivée sur le chemin diagonal

Abel était descendu ce matin même du train qui l'avait amené à Puddinglard, et il avait bien l'intention de mettre cette journée à profit pour acheter sans attendre les quelques fournitures nécessaires à son intégration dans le prestigieux établissement.
Il décida donc de commencer ses emplettes par une visite chez Stephanovitch afin d'acquérir sa première baguette magique digne de ce nom, et pas une vulgaire imitation "made in china" destinée à amuser les enfants sorciers.
Il poussa la porte de la boutique d'un pas décidé et en oublia de saluer son propriétaire :
- Il me faudrait votre meilleure baguette s'il vous plaît !

Stephan Stephanovitch se trouvait derrière son comptoir. Cette journée s'annonçait parfaite. Personne pour le déranger. Il n'avait pas à parler ou à se justifier de son absence au conseil des commerçants de l'autre soir. Rien. Rien qui puisse lui ruiner sa journée. Il était en train de compter le nombre de baguette d’éperlan qu'on lui avait livré ce matin. Mais soudain, la sonnette de sa porte vibra et un petit garçon entra dans la pièce. Voyant que celui-ci ne le saluait même pas, il continua son travail en l'ignorant.

Eho, vous m'entendez quand je vous parle ? Vous y'en a parler français ? Je vous ai demandé votre meilleure baguette et votre prix sera le mien.
Devant le manque de réaction du commerçant, Abel commençait à s'impatienter. Il croisa les bras et battit du pied gauche.
(tout bas) Qu'est-ce qui m'a fichu un sourdingue comme fabriquant de baguette ? Je ne suis pas sorti de l'auberge.

Le vieillard se retourna et son visage se crispa. Stephan se leva et posa ses mains sur le comptoir.
- Tu vas me faire le plaisir de saluer celui qui se tient devant toi sinon ta baguette Tu peux toujours espérer l'avoir !
Puis il retomba dans sa chaise et écouta le petit.

- Celui qui est devant moi ? Qui ça ? Vous ? Ah okay, bonjour ! Bon elle vient cette baguette ? Parce que je n'ai pas que ça à faire aujourd'hui et si tous les commerçants dans votre genre prennent leur temps, je n'aurai jamais fini dans la journée.
C'est vrai quoi ! Il ne veut pas que je lui baise les pieds aussi ? C'est quand même moi qui le fais vivre avec ce que je vais lui acheter. Cela m'étonnerait qu'il vende une baguette de luxe à ce prix-là tous les jours...
Abel était hors de lui. Sa mère lui avait vanté les mérites du fabriquant de baguettes depuis des années, mais il ne s'était pas imaginé le commerçant aussi peu réactif devant une commande d'exception. il était plutôt habitué aux petits vendeurs empressés et serviles qui accouraient vers lui afin de satisfaire le moindre de ses caprices. Pourquoi le vieil homme ne semblait-il pas comprendre ce qu'il désirait et le fait qu'il le voulait vite ?

- Ton insolence commence à m'agacer petit homme. Enfin, si je peux t'appeler comme ça.
Puis il se leva et partit dans les rayons. Il regarda un peu et trouva sa dernière baguette faite d'écailles d’anchois. Il sortit la petite boite de la pile et l'ouvrit sur le comptoir. Il tendit la baguette au garçon et attendit.

Il commençait vraiment à l'énerver. Alors il tapa sur la table et cria :
- Prends cette baguette et tais-toi !
Il posa la baguette et retomba brutalement sur son siège.

- Okay, vous fâchez pas ! Mais ça m'étonnerait que je fasse des étincelles avec une baguette en écailles d'anchois... Mon père m'avait plutôt parlé de crin de licorne, de dent de griffon ou de sabot de centaure ! Je lui en parlerai et il vous contactera s'il le faut.

Décidément, ce vieux fou est vraiment à côté de la plaque. Papa va lui régler son compte et il va voir comment on doit traiter un Zébuth.

Abel rangea rapidement sa baguette dans la poche de son manteau afin de la cacher aux autres élèves. La honte ! Une baguette en anchois ! Pourvu que l'odeur ne persiste pas ! Tout le monde allait se moquer de lui. Il était bien décidé à appeler ses parents afin qu'ils interviennent et lui permettent d'échanger l'objet contre quelque chose de plus prestigieux. Quelque chose en rapport avec son rang.

Stephan observa du coin de l’œil ce que faisait le petit garçon. Mais que... Il fait quoi là ? Il va me la voler ou quoi ?
- Mais que fais-tu enfin ?! Fais le geste ! C'est la baguette qui choisit son sorcier !
Il se leva et fixa Abel d'un regard noir.

Abel réalisa alors qu'il avait omis deux choses importantes : d'essayer sa baguette et éventuellement de la payer. Il ressortit donc la baguette de sa poche et l'agita dans un geste ample.
Une pluie de punaises s'abattit alors sur M.Stephanovitch et lui-même. Cherchant à protéger sa tête, Abel lâcha la baguette qui roula immédiatement sous la plus proche étagère. Visiblement, ce n'était pas lui qu'elle voulait choisir.
Abel en fut un peu vexé mais ressentit également du soulagement à l'idée que finalement, il allait devoir essayer un autre ustensile, plus prestigieux à ses yeux. Il leva le regard vers le marchand qui semblait hors de lui.

Le vieux s'attendait à ce que la baguette ne soit pas la bonne, mais il faut toujours plusieurs essais.
Il avait l'habitude de tout ça, et donc d'un coup de baguette, il rangea l'objet et murmura à Abel :
- N'écrase surtout pas ces punaises...
Il tourna sa baguette et tous les petits insectes sortirent du magasin. Il s'enfonça dans les piles de baguettes et chercha une vielle boite dorée. Il la sortit et la posa délicatement sur le comptoir.
- On va voir si les écailles de dragon vont t'aller.
Puisqu’il veut une baguette d'exception, voyons voir si celle va lui aller aha !

Abel n'en croyait pas ses yeux. L'objet rutilait de diverses couleurs qui semblaient se mouvoir d'elles-mêmes. L'extrémité la plus large se terminait par une effigie de dragon à la gueule ouverte qui découvrait ses crocs et dont les yeux de rubis luisaient dans la pénombre de la boutique. L'excitation lui donnait des fourmis dans les doigts et une vague de chaleur parcourait tout son corps.

Enfin un objet digne de moi !

Il la saisit d'une main tremblante, entreprit de la manipuler, mais son geste se trouva amplifié par la puissance de la baguette. Ses pieds décollèrent du sol et il se retrouva projeté contre les murs et les meubles comme un vulgaire pantin. Il évita de peu un ventilateur accroché au plafond et manqua d'être décapité. Ce n'était pas lui qui manipulait la baguette mais elle qui le manipulait et elle ne semblait pas très coopérative. Abel la cramponnait de toutes ses forces mais à force de prendre des coups, il la lâcha et s'écrasa dans un coin de la pièce avec un nuage de poussière alors que le précieux objet filait sous l'escalier en émettant un sifflement strident.
Très vexé, il se releva rapidement comme si de rien n'était, mais ne pu trouver un seul mot à dire.

Lorsque le petit fut plaqué au mur, le commerçant rit. C'est bien ce que je pensais. Il marcha et se baissa pour reprendre la baguette pour la ranger. Une fois la boite tassée dans les piles d'objets, il sortit une baguette qui n'avait rien pour la protéger. Il la tendit à Abel d'un air protecteur.
- C'est une baguette faite en fibre de bugalaisse. Une plante très rare. Fait attention car soit elle t'aidera, soit elle te blessera.
Puis il observa attentivement le petit garçon.

Qu'est-ce que c'est que cette horreur ?
Abel avait devant lui une vulgaire brindille noueuse, vermoulue par endroit et dont l'écorce se détachait par plaques. Rien à voir avec la splendeur de celle qui l'avait précédée. Le jeune garçon était au bord de la crise de nerfs.
- C'est tout ce que vous avez trouvé ? Pfff...
Il approcha sa main sans grande conviction et la saisit dédaigneusement entre le pouce et l'index. Il l'observa avec une moue réprobatrice.
Tout à coup, la baguette se glissa dans la paume de sa main et se coula parfaitement à sa forme. Elle se mit à vibrer de plus en plus rapidement jusqu'à ce que finalement une neige de pétales scintillants de cerisiers se déverse de son extrémité et danse dans la pièce poussiéreuse avant de s'étaler à leurs pieds. Abel en resta muet de stupéfaction. La baguette et lui ne faisaient plus qu'un, c'était le prolongement de son bras. Quel sentiment exaltant !

- Aha, tu vois ? Tu ne fais qu'un avec elle. Bon ça te vas ? De toute façon tu n'as pas le choix.
Le sorcier prit la baguette et tourna l'étiquette.
- 50 gallions et 7 mornilles mais ça, c'est cadeaux, donc... 50 gallions. Tu veux un paquet ?
Il posa la baguette et fixa Abel.

- Ben comme vous dites, je crois que je n'ai pas le choix ! Elle est très moche, mais j'ai l'impression qu'on s'entend bien quand même.

Abel régla Stephanovitch avec les pièces toute neuves.

Pour débuter, elle fera l'affaire !

A ces mots, la baguette devint toute molle et pendit sur sa main comme un macaroni trop cuit. Puis elle sursauta deux fois et pendit à nouveau sur le dos de sa main sans plus bouger.

- Qu'est-ce qu'il lui arrive ? Elle est déjà fichue ? Pour 50 gallions, c'est une vraie arnaque !

- Tu n'as toujours pas compris ? Si tu lui dis qu'elle est nulle elle va se ramollir et redevenir une vulgaire brindille. Mais si tu lui dis qu'elle est super forte et tout, ben ça sera une super baguette.
Il prit les pièces et les rangea dans sa caisse.
- Bon tu veux un sac ou pas ?! J'ai pas que ça à faire !

- Aaahh, c'est ça ! Elle est susceptible en plus ! Bon okay, t'es une beeelle baguette, très très très puissante et je t'aime beauuuucoup. Qu'est-ce qu'il ne faut pas faire ! Pfff...

La baguette se redressa lentement jusqu'à reprendre sa rigidité initiale.

- Laissez tomber l'emballage, je préfère la garder sur moi. Merci pour tout, ou disons... pour ça!

Abel fourra la baguette dans la poche de son manteau et sortit sans saluer Stephanovitch.

- Quelle teigne celui-là !
Puis le vieillard se retourna et continua de ranger ses baguettes.

OUT

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