Pause casse croûte

Abel avait bien besoin de faire une pause après les émotions qu'il venait d'avoir chez Stephanovitch. La poussière de la boutique lui avait desséché la gorge et il allait sans doute découvrir diverses ecchymoses dues à sa rencontre malheureuse avec une baguette en écaille de dragon. De plus, son petit déjeuner était loin derrière lui et son estomac le lui rappelait bruyamment.
Il se décida donc à pousser la porte du Chaudron fêlé, s'installa au comptoir et tapa sur le zinc du plat de la main.
- Y'a quelqu'un ? J'ai soif et j'ai faim ! Je voudrais une grande bière au beurre bien fraîche si c'est pas trop vous demander et quelque chose à grailler, vite fait !

Il régnait dans le bar un silence de mort. Aucun client depuis le début de la journée. De toute manière, très peu de gens venaient boire durant la matinée, et les vacances étaient toujours une période terriblement ennuyeuse pour les différents commerces du Chemin Diagonal. Il faut dire que c'étaient en très grande partie les élèves qui animaient le quartier.

Aussi, quand le jeune garçon pénétra au Chaudron Fêlé et se mit à crier sa commande, il réveilla en sursaut l'immense tête de sanglier clouée au-dessus du bar qui se mit à hurler :

- BOUAAAAAH !! Une bière au beurre et de quoi grailler, et que ça saute les p'tits gars ! Les vacances sont finies ! Vous avez entendu le teigneux ? Les mômes sont de retour ! Faites chauffer les casseroles ! YAHAAAA !!
- La ferme ! crièrent simultanément deux voix dans l'arrière-salle.

Quelques secondes plus tard, deux hommes à la démarche étrange sortirent de derrière une petite alcôve et se frottèrent les yeux en arrivant de l'autre côté comptoir.

- Satané Beuglard ! Que quelqu'un le fasse taire ! râla le premier.
- Si seulement Papa avait bien voulu faire du pâté de tête le jour où il a tué cette bête... maugréa le deuxième.

Les deux hommes reliés par le foie se traînèrent jusqu'à la tireuse à bière au beurre pour remplir deux chopes. Mais plutôt que de les donner au garçon, ils burent chacun la leur d'un seul coup et firent tinter le fond sur le comptoir en poussant un long soupir satisfait. Enfin, un des deux remarqua le petit homme.

- Eh bien ! Mais qu'est-ce que tu fais là, toi ?

Puis il se tourna vers son frère.

- Quel jour on est ?

Et enfin, ils écarquillèrent tous deux les yeux.

- C'est la rentrée ! exultèrent-ils.

Et tous deux se mirent à chanter et à rire grassement accompagnés du Beuglard, oubliant complètement la commande du jeune garçon.

Nan mais je rêve ! Qu'est-ce que c'est que ce duo de guignols ? Ou plutôt trio devrais-je dire si on y ajoute cette hure infecte !

-Eho, Starsky et Hutch ! Vous n'avez pas assez de deux paires d'yeux pour me voir ? Ou est-ce que ce sont vos quatre oreilles qui sont défaillantes. J'ai faim, j'ai soif, et vous êtes là pour me servir. Alors quand vous aurez fini de danser la gigue et de bavarder avec le gros empaillé, ce serait sympa de penser à moi.

Abel ne supportait pas que le service ne soit pas à la hauteur de ses attentes. Quand on paie, on doit en avoir pour son argent ! C'est ce que lui répétait régulièrement son père, Giovanni.

Les deux frères siamois et le Beuglard continuèrent leur drôle de célébration jusqu'à ce que le jeune garçon fit de nouveau entendre sa voix pré-pubère. L'un des frères... ce qui veut dire les deux, se retournèrent et le regardèrent d'un mauvais oeil.

- On se calme, moustique, lança le premier des frères.
- Tu ne sais pas ce que représente la reprise des affaires pour deux gars comme nous ! continua le second.
- Parce que deux mois sans élève à Puddinglard, c'est long ! reprit le premier.
- Surtout quand on n'a qu'une vieille tête de sanglier comme compagnie ! renchérit le second.

Parce qu'après soixante ans de vie commune forcée, il était difficile de considérer son frère comme une compagnie en soi, ou alors une compagnie bien trop accompagnante... Mais le jeune élève ne semblait pas vraiment patient. Aussi, Alain finit par s'emparer une nouvelle chope sur l'étagère derrière eux et la remplir de bière au beurre - pas tout à fait jusqu'en haut, car chaque goutte économisée était de l'argent en plus dans le porte monnaie ! Puis, les deux frères se dodelinèrent jusqu'à arriver à la hauteur du jeune homme et Alain lui tendit sa boisson. Lorsque le petit l'attrapa, le barman garda cependant la prise bien ferme sur la chope.

- T'as de quoi payer ? demanda-t-il avec un air soudain bien moins amical.
- Y a plutôt intérêt ! menaça son frère.
- Une noise et cinq mornilles ! beugla le sanglier.
- La ferme ! répondirent les barmen en coeur.

Abel ne pouvait détacher son regard de cet étrange duo. Les deux frères gesticulaient derrière le bar avec une coordination parfaite de leurs quatre jambes et quatre bras, ce qui donnait à tous leur mouvements une allure d'arachnide. Ils avaient dû s'échapper d'une foire aux monstres ! Mais comment osaient-ils douter qu'il puisse régler sa commande ? Et ce avant même de le servir ? Quel culot de la part de ces avortons asiatiques.

- Ouais, ta gueule le cochon ! Vous me prenez pour qui ? Vous savez qui je suis ? Bien sûr que j'ai de quoi payer ! Mais vous verrez la couleur de mon argent quand j'aurai été servi complètement. J'ai dit que j'avais faim. Alors Tic et Tac, vous avez quoi à manger ? demanda le jeune garçon avec un regard peu aimable.

Ils étaient peut-être sourds en plus ! Quelle galère ! Et c'était la seule taverne alentours ! Il allait donc devoir se farcir Groucho et Harpo à chaque fois qu'il aurait envie d'une bière au beurre. Mais comment la directrice de Puddinglard pouvait-elle laisser de tels sous-hommes s'installer autour de son école ? Il devait bien y avoir des serveurs compétents et agréables à regarder pour les remplacer...

Les deux siamois échangèrent un regard surpris avant de revenir au garçon.

- Non, justement, dit Alain, on ne sait pas qui t'es !
- Et c'est bien pour cela qu'on vérifie ! ajouta Alex.

Ils ne défendirent nullement leur tête de sanglier, en revanche. Eux deux subissaient assez la présence de cet odieux Beuglard pour être davantage satisfaits qu'offusqués lorsqu'un client lui clouait le bec, ne serait-ce que pour quelques secondes.

Fronçant les sourcils devant la surenchère d'arrogance du petit bout de sorcier en face d'eux, les deux frères ne remirent finalement pas plus en doute ses finances. Cependant, désireux de bien montrer qui détenait encore le pouvoir dans leur établissement, ils emmenèrent la chope destinée au jeune élève pour la déposer sur un buffet dans leur dos. Il ne commencerait à boire qu'une fois les pièces sorties de son porte monnaie, point. Et s'il voulait voir son plat avant, eh bien soit !

- Et qu'est-ce qu'elle voudrait manger, la demie portion ? demanda Alex.
- On a du pâté de viande, des sandwichs au jambon et au poulet, des saucisses frites et du ragoût.
- Recette de notre maman ! précisa l'autre, méthode subtile pour prévenir le jeune garçon qu'aucun reproche ne serait toléré concernant ce fameux ragoût.

Abel n'en revenait pas ! Alors comme ça, Casimir et Hippolyte ne le connaissaient pas ! Il avait pourtant fait la couverture du "Sorcier actuel" de mars, en compagnie de son père. C'était vraiment des arriérés!

- Même pas un magicburger ou quelques bat-dips avec des frites? Ben noooon hein ! Pfff... Allez envoyez un ragoût, mais c'est bien parce que je meure de faim. J'ai l'impression d'être arrivé chez mon arrière grand-mère ! Et j'espère qu'il vaut le prix. Vous l'accompagnez avec quoi ? Ah, j'oubliais... servez-vous !

Abel jeta négligemment une bourse pleine de noises d'argent sur le zinc.

- Allez-y, c'est pas du toc. Et vous endormez pas sur ma bière au beurre, j'ai le gosier qui rape.
Ah et puis pour que vous vous endormiez moins bêtes, je m'appelle Zébuth... Abel Zébuth. Retenez bien ce nom dans vos petites cervelles de moineaux parce que vous n'avez pas fini d'entendre parler de moi.
Au fait, quand est-ce qu'il y a un peu d'animation dans ce trou paumé ?

Critiques et gémissements continuèrent de pleuvoir devant l'air impassible des frères siamois. C'est qu'il était exigeant le petit bougre !

- Des pommes de terre à l'eau, garçon !
- Parce que c'est toujours meilleur avec tes patates !

Alors qu'ils s'apprêtaient à tourner les talons pour se rendre dans la cuisine, les deux barmen furent attirés par le bruit délicieux des pièces de monnaie qui heurtent leur comptoir en bois. Ils s'arrêtèrent et admirèrent un instant, charmés par les belles finitions de la bourse, et surtout les richesses qu'elle contenait. Et le petit les laissait se payer ? Merveilleux !

Alain empoigna la bourse qu'Alex s'empressa d'ouvrir. Ils prirent ainsi quelques pièces - sans oublier d'en prendre un peu plus que nécessaire ! - avant de rendre le reste au jeune homme. Puis, ils redonnèrent sa chope au garçon et disparurent quelques minutes à l'arrière le temps de faire réchauffer le ragoût avec trois pommes de terre. De loin, ils entendirent le jeune sorcier demander s'il se passait quelque chose au Chemin Diagonal de temps en temps. Ils n'eurent pas le temps de répondre.

- Soirée karaoké animée par le grand MC-Dubalais tous les mercredi soir ! hurla le Beuglard. Ambiance garantie et promotion sur les bières au beurre jusqu'au bout de la nuit !

Voilà qui était dit.
Les deux frères réapparurent avec le plat qu'ils déposèrent sans un bruit devant le jeune homme, sans oublier de lui donner ses couverts. Ils le regardèrent avec insistance, attendant qu'il prenne une première bouchée pour lui lancer :

- On a dit que c'était une recette de notre maman !
- Pas qu'elle était bonne cuisinière...

- Mais ! ça sent la vieille chaussette de troll. Et vos patates, elles sont germées ? La sauce est pleine de grumeaux... J'adore. J'en avais tellement marre de tous ces mets insipides sous cloche d'argent. Là, ça a vraiment du goût ! Pas forcément très bon, mais goûtu et texturé. Et les patates germées ajoutent encore un fumet des plus intéressants. Et puis de toute façon je meurs de faim et j'aurais mangé des oeufs de morglubs sur la tête d'un pouilleux.

Abel engloutit son assiette en un temps record. Et termina en léchant le plat. Puis il fit descendre le ragoût avec une grande lampée de bière et lâcha un rot sonore qui fit trembler la tête du beuglard.

- Mc Dubalai ? C'est pas le meilleur, mais je l'ai entendu l'été dernier sur la plage de Bibiza, y'avait des bonnes choses. Maintenant, ça dépendra aussi de ce que ces nullos seront capables de sortir. En ce qui me concerne, je connais tous les tubs des metalickets. Z'avez pas un petit dessert pour faire glisser tout ça ?

Abel avait encore un petit creux, mais ne doutait pas que la maman de Tom et Jerry avait sans doute une vieille recette bien odorante. Et l'idée de pouvoir bientôt peut-être s'éclater en mugissant les tubs de ses idoles lui redonnait du baume au cœur. Il récupéra sa bourse et la soupesa rapidement.

- Vous ne vous seriez pas un peu lâchés sur ma bourse les deux comiques ?

Les deux frères regardèrent ébahis le jeune homme terminer son assiette avec appétit. Enfin quelqu'un qui savait reconnaître le génie de la cuisine de leur mère ! Le petit remontait dans leur estime.

- Il nous reste des tartelettes à la citrouille, des pancakes au sirop de mandragore et du riz-au-lait de sombral. Un peu fort, mais ça devrait te plaire si tu aimes le ragoût de Maman.
- Pour sûr !

Les deux siamois pensaient avoir réussi à convaincre le jeune Zébuth de participer à leurs prochaines soirées karaoké. De l'argent en plus dans les caisses ? Merveilleux ! Seulement... Voilà que le jeune Abel semblait s'être rendu compte de la supercherie sur le prix des premiers plats. Tous deux haussèrent les épaules :

- Pas du tout ! dit Alex.
- C'est que nous sommes encore aux prix hors saison jusqu'à demain ! dit Alain.
- Les prix hors saison ? s'exclama le Beuglard.

Les deux frères se jetèrent sous le menton du porc pour lui faire refermer son lourd clapet.

- Exactement ! s'écrièrent les deux hommes en chœur. Les prix hors saison !

Une goutte de sueur tomba du front d'Alain. Alex l'essuya du bout de son pied.

Abel était fort intrigué par la subite modification de comportement de Sylvestre et Titi. De plus, les beuglements étouffés du sanglier lui confirmaient que les deux tenanciers avaient quelque chose à cacher. La vérité l'étouffait littéralement.

- Oh et puis je m'en fiche ! Mais attention, ne jouez pas trop à ça sinon vous risquez de perdre un bon client. Vous ne faites pas partie de mes bonnes oeuvres. Et envoyez un riz au lait de sombral, cadeau de la maison bien sûr. J'ai dû le payer déjà trois fois !

Finalement, cette tête de cochon puante était sans doute plus honnête et fiable que les patrons. Important à retenir.
Abel engloutit le dessert et poussa la porte de l'établissement sans se retourner.

- A la prochaine les monstres. C'est quand déjà le karaoké ?

Les deux frères restèrent crispés devant le jeune élève, incapables de bouger, tétanisés par l'inquiétude. Et si le petit leur demandait de lui rendre l'argent volé ? Pire ! Et s'il leur demandait des dommages et intérêts ? Catastrophe !

Fort heureusement, Abel ne sembla pas trop leur en tenir rigueur, demandant uniquement un riz-au-lait pour effacer leur mésaventure. Les deux siamois déglutirent en lui servant son dessert, et gardèrent les mâchoires crispées jusqu'à son dernier coup de cuillère.

Ils respirèrent uniquement lorsque le jeune garçon descendit de son tabouret pour rejoindre la sortie, synonyme pour les deux frères d'un profond soulagement qui se sentit dans leur dernière réponse bien trop enthousiaste :

- MERCREDI ! Mercredi soir ! Toutes les semaines !

Et le jeune Zébuth laissa la porte se refermer doucement derrière lui.